Histoire des multivers.


Depuis 2 500 ans, c’est-à-dire depuis l’origine de la culture occidentale, l’idée de multivers traverse l’esprit des hommes.
Les pionniers de la cosmologie de l’Antiquité grecque, les scolastiques chrétiens du Moyen-âge, les premiers scientifiques de la Renaissance ont tous réfléchi à d’autres mondes.
Au commencement des Lumières, au XVIIe siècle, lorsque l’Europe s’est libérée de l’étroitesse de pensée et du mode de vie du Moyen-Âge, l’imagination fleurit : Blaise Pascal, l’un des penseurs les plus perspicaces du siècle, se représente des Univers à l’intérieur des atomes de notre Univers. Le mathématicien anglais Joseph Raphson était convaincu « qu’il pouvait exister non seulement une diversité de mondes, mais qu’il existait en réalité un nombre presque infini de systèmes,
les lois du mouvement les plus diverses qui affectaient de nombreux phénomènes et êtres. » Le philosophe néerlandais Spinoza alla encore plus loin en affirmant audacieusement que tout ce qui est possible existe vraiment, comme le fit 300 ans plus tard son collègue américain David Lewis, auquel nous reviendrons plus tard.
Au XVIIIe siècle, le philosophe et jésuite italo-croate Ruđer Boškovié spéculait sur des mondes découplés de notre Univers par causalité : « Dans le même espace, il pourrait y avoir un grand nombre d’Univers, séparés de manière à être parfaitement indépendants les uns des autres et à ne jamais s’apercevoir de l’existence d’un autre Univers. » Cette phrase aurait également pu être prononcée sur notre scène new-yorkaise, le scénario de Boškovié ressemble au multivers de la théorie des cordes, que nous présentons en détail dans le chapitre 9. Presque en même temps que Boškovié, Emmanuel Kant envisagea également l’existence d’autres Univers, avant, après et à côté du nôtre. Dans sa Critique de la raison pure, il tenta de découvrir par une pure réflexion sur notre concept de temps, si l’Univers avait un début (sa conclusion désabusée fut qu’on se perdait là dans des contradictions).
Presque tout ce qui tourne autour du multivers et qui semble aujourd’hui si révolutionnaire a déjà été pensé. Lorsque l’Américain Edgard Allan Poe, plus célèbre comme poète et auteur de nouvelles, affirma le 3 février 1848 dans une conférence « Sur la cosmologie de l’Univers » à la New York Society Library que l’Univers proviendrait d’un point dans lequel il s’effondrerait à nouveau et serait finalement recréé, il ne pressentait certainement pas qu’il avait ainsi anticipé sur les théories d’un multivers sériel, que certains physiciens en quête de la théorie du Tout développeraient 150 ans plus
tard.
Lorsque le père de Mark Everett, Hugh, établit en 1957 la thèse hardie selon laquelle le monde se diviserait
continuellement en mondes parallèles, l’idée datait déjà de 16 ans : l’écrivain argentin Jorge Luis Borges l’avait présentée dans une nouvelle, sans arrière-pensée concernant la physique.
Le multivers quantique d’Everett avait fait une autre grande apparition littéraire, à nouveau sans être cité par son nom, dans le roman Feu pâle (1962) de l’écrivain russo-américain Vladimir Nabokov. Il y crée un « jeu des mondes » avec un couple du nom de Shade (ombre en anglais), qui meurt et survit simultanément dans des mondes différents qui s’influencent mutuellement. Toute une série d’oeuvres de Nabokov se joue dans des mondes-miroirs déformés : son roman Ada ou l’Ardeur (1969) raconte par exemple l’histoire d’un amour incestueux qui se déroule sur « Antiterra ».
Le multivers apparaît également dans la littérature contemporaine. L’auteur américain Thomas Pynchon s’inspira de la théorie des cordes pour concevoir un multivers d’une complexité déconcertante dans lequel se déroule son opus de mille pages Contre-jour (2006). Les personnages de Pynchon font des allers-retours entre les mondes comme entre des continents, d’antiterre à antiterre comme de Cambridge au Colorado. Les lois de la physique varient d’un monde à l’autre, comme dans le multivers de la théorie des cordes. « Ce monde, que vous tenez pour “le” monde, va sombrer et s’enfoncer en enfer », écrit Pynchon. Il expliqua un jour son roman ainsi : « Si ce n’est pas le monde, alors c’est ce que pourrait être le monde avec un ou deux petits changements. » Contrairement aux théoriciens des cordes, Pynchon trouve cependant que nous sommes nés dans un monde particulièrement ennuyeux et non dans un monde particulièrement captivant.

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